Prologue

Cela faisait dix minutes que je marchais, et je n’avais  parcouru qu’une courte distance. Ma valise à roulettes me ralentissait atrocement. Et puis toutes ces racines… ces cailloux… Cela manquait de lumière, en plus. J’allais y arriver. Si c’était à refaire, je serais partie plus tôt et avec un sac à dos. Ce n’était pas la première fois que j’arpentais ce chemin, pourtant, il me parut bien plus tortueux. Ce bagage roulant devait beaucoup influencer ma perception et ma progression dans ce milieu que je trouvais toujours hostile. Heureusement, j’avais gravé des croix un peu partout sur les arbres et les rochers afin d’orienter mes pas, lorsque je tenterais d’y retourner.

Je tirais ma valise de toutes mes forces. Elle glissait sur les épines et les cocons plus que ce qu’elle ne roulait, et son rose pâle commençait à virer au marron. Je m’en fichais, le principal était d’arriver à destination, avant la nuit, et je savais que c’était possible. Je reconnus tout à coup ce gros rocher sur lequel je m’étais assise la veille. Enfin, il me sembla que c’était lui… Je regardai d’un peu plus près sa forme et les alentours. Oui, c’était bien le bon rocher ! Je pouvais apercevoir une croix sur l’arbre juste après. Comme j’étais futée ! Cette version revisitée du Petit Poucet était très pratique. 

Après avoir abandonné des lambeaux de foulard aux mains d’arbustes et écorché mes tibias sur les ronces, je me fis la remarque que ce n’était guère une tenue adaptée pour ce genre d’expédition. Jusqu’ici, cela ne m’avait pas gênée. Je n’aurais su dire pourquoi. L’habitude, sans doute… Nous reconnaissions bien là la Parisienne à la campagne. Quelle drôle d’idée ! Comment n’avais-je pas pu anticiper à ce point, surtout après avoir parcouru ce trajet deux fois auparavant ! Il aurait tout de même suffi de prendre a minima un pantalon et des tennis. Ma robe et mes ballerines, déjà esquintées ces derniers jours, ne ressemblaient plus à grand-chose.

Je poursuivis alors automatiquement mon chemin, laissant derrière moi chacune des croix. Mes pieds se déplaçaient dans un élan que je ne maîtrisais pas, et je ne sentais pas la douleur de mes jambes couvertes de sang plus ou moins sec. L’excitation mêlée à la crainte de ce qui m’attendait au bout de mon périple entraînait mon cœur dans une course plus folle que le rythme de ma marche. Tous les scénarios tournaient dans ma tête, quand soudain, ma valise heurta mes mollets d’un coup sec. Je me retournai bêtement, l’air renfrogné, comme si un Parisien trop pressé dans le métro venait de me percuter. 

Non ! J’avais stoppé mon avancée, seule. Un réflexe. Là, devant moi… Une croix sur l’arbre de gauche… une croix sur l’arbre de droite. C’était certain, l’une d’elles n’était pas mon œuvre. Incroyable ! À cet instant, je me sentais épuisée et je ne souhaitais qu’une chose : arriver. Je n’étais pas la plus sportive des femmes. La seule marche que je faisais habituellement consistait à rejoindre les transports en commun, mon appartement ou le journal. Je ne devais d’ailleurs plus être très loin de ma destination. Je m’approchai des croix, pensant pouvoir reconnaître aisément la mienne. Erreur ! Elles se ressemblaient beaucoup trop, et je ne m’étais guère appliquée la veille…

Je dus faire un pari et choisir une direction au hasard. Il me fallait ajouter un symbole au dos de l’autre arbre afin de pouvoir le distinguer, s’il devait y avoir une prochaine fois. Car s’il s’avérait que la malchance me guidât en ce jour, je ne renoncerais pas et je reprendrais le chemin le lendemain. 

Dans le doute d’être épiée, puisque quelqu’un m’avait bien joué ce tour, je décidai de simuler une pause pipi derrière ce gros pin. Si j’étais surveillée, peut-être cela détournerait-il ses yeux ou, tout au moins, son attention. J’en profiterais au passage, car cela faisait un moment que je n’y tenais plus. 

Non sans mal et après avoir déblayé comme je pouvais les abords de l’arbre pour être sûre de n’avoir rien qui vienne me chatouiller les fesses, je m’accroupis, non sereine, culotte aux genoux, et me libérai. Je luttais pour ne pas crier ou sursauter à chaque courant d’air qui s’infiltrait sous ma robe. Je ne m’étais jamais sentie aussi vulnérable au niveau de mes parties intimes. À peine eus-je fini de marquer l’arbre à son dos à l’aide d’un gros caillou que je sautai en l’air remontant ma culotte dans le même élan. Je courus rejoindre ma valise à petits bonds, comme si quelque chose sous ma robe tentait de me poursuivre et de se coller à moi. 

Je repris mon chemin, enfin, celui que j’avais choisi d’emprunter. N’ayant jamais été chanceuse, je me sentais un peu inquiète de savoir où cette croix et les suivantes – car il y avait des suivantes – allaient me mener, si d’aventure, elles n’étaient pas de mon fait. J’avançais, et la fatigue commençait à me peser de plus en plus. Heureusement que j’avais emporté une grande bouteille d’eau…

À chaque symbole que je dépassais, je faisais appel à mes souvenirs : cet endroit me semblait-il familier ? Non, hélas. En plus, la veille, j’avais dû me montrer rapide et discrète à chaque croix tracée, lors de mon dernier retour au village. Les dessins étaient souvent petits ou à moitié exécutés, mais toujours visibles. Je pensais ne pas m’être fait remarquer. En réalité, je constatais à mes dépens que je m’étais fait berner, et il fallait que j’accepte l’idée la plus plausible… 

En effet, je finis par réaliser que le soleil, qui était devant moi, se trouvait maintenant dans mon dos. Ce n’était pas logique, vu le temps qui venait de s’écouler. La forêt s’était quelque peu clairsemée. Mes yeux s’ébahirent complètement quand je reconnus, au loin, le village éclairé par les premières lueurs du soir. J’avais marché beaucoup plus longtemps que prévu. J’étais éreintée. Je m’étais fait mener en bateau. J’avais même probablement tourné en rond à un certain moment. On s’était joué de moi… Toutefois, je n’avais eu d’autre choix que de poursuivre les marquages sous peine de m’égarer. J’avais perdu une manche, mais pas la partie. Je n’avais pas dit mon dernier mot. Je ne renoncerais pas, pas maintenant. J’avais une mission et j’avais appris de cette expérience ! J’étais fermement décidée, et personne ne m’arrêterait. J’y consacrerais le nombre de jours qu’il faudrait… 

Ma valise ne ressemblait plus guère à l’idée qu’on s’en fait. Ma robe se passait de commentaires. Quant à mes pieds, ils étaient extrêmement douloureux. Je devais cumuler les ampoules, et certaines devaient être vraiment très moches. Mais surtout, je me retrouvais à la case départ…

J’allais rentrer prendre un bon bain et soigner mes plaies. Puis, avant de réitérer l’expérience, je m’équiperais comme il se doit à la boutique du village. Je ne comprenais d’ailleurs pas pourquoi je ne l’avais pas fait plus tôt ! Je n’étais décidément pas à cent pour cent de mes capacités ! 

Quoi qu’il en soit, cette nouvelle randonnée serait fructueuse, je ne pouvais en douter. S’il le fallait, je camperais dans la forêt, malgré mes craintes. Je n’allais pas lâcher si près du but !