Premier chapitre

Le dernier défilé du roi

— On ne le reconnaît pas, ainsi vêtu de blanc !

Il avançait avec l’allure d’un roi, mais cette fois, il avait la tête baissée et n’attendait aucune acclamation. Un peu de bruit l’aurait fait se sentir vivant, hélas un silence total régnait, et il était très mal à l’aise. Ses jambes tremblaient comme s’il craignait l’issue de cette cérémonie. Il ne ressentait plus le poids de sa coiffe ni celle de sa lourde tenue de fête.

Lorsque l’on stoppa sa marche d’une main ferme sur son épaule, il osa enfin relever les yeux pour voir à quoi ressemblait son entourage. Il aperçut tout d’abord Anubis, le patron des embaumeurs. Il le reconnut grâce à des dessins qu’il avait pu admirer sur des papyrus. Il ne se permit pas de le regarder en face, cependant, il devina son visage de chacal du coin de l’œil. Il tourna légèrement la tête et il les découvrit. Ils étaient au moins quarante. Tout ça était donc vrai.

Au cours de son règne, il avait usé et abusé de sa proximité avec les dieux pour punir un opposant ou recueillir des faveurs. Pour lui, ce n’étaient que des mots. Pharaon, il était. Tous lui devaient respect et obéissance. Il les obtenait donc, de gré ou de force. Il avait accumulé les excès et les femmes. Il ignorait comment il pouvait se trouver là, alors qu’il était encore si jeune. Néanmoins, ce n’était pas un rêve. Il était réellement mort.

La dernière arrivée dans son harem était-elle fautive de ce décès soudain ? Ou était-ce un soldat furieux de l’alliance ennemie qui avait réussi à s’introduire dans sa chambre pendant son sommeil ? À moins que ce soit le maître d’œuvre qui avait construit ce magnifique mausolée pour lui qui s’était rendu compte qu’il l’avait légèrement, très légèrement volé ? Se pouvait-il qu’il soit, sans ornement, parti dans son sommeil ? Sa poitrine vide se souleva quand son cœur passa sous son nez, sur un plateau, prenant la direction de la balance sur laquelle était déjà déposée la plume blanche.

La première de ses épouses lui avait toujours dit que cet organe était le siège de sa conscience, de ses pensées et de sa mémoire. Elle demeurait soucieuse pour lui. Elle le chérissait tendrement et n’avait de cesse de le ramener sur le bon chemin. Hélas, il était têtu et s’adonnait à tant de travers et de vices ! C’était évident, elle le savait, son combat était vain, mais son amour était inconditionnel. Quelle tristesse devait-elle ressentir à cet instant ? Elle avait sans doute retrouvé son corps inerte dans la chambre. Cela aussi lui était égal. La seule chose qui l’inquiétait encore ne concernait que sa propre personne. Son cœur ne pouvait tromper les juges du tribunal d’Osiris.

À peine déposé sur la balance, le poids du cœur fit pencher le plateau. Thot était là, tenant sa tablette pour y inscrire le sort de l’âme du pharaon. Ce dernier se mit à réciter comme par réflexe la confession négative, espérant que cette prière le sauverait de ses fautes :

— Je n’ai pas fait le mal. Je n’ai pas commis de violence. Je n’ai pas volé. Je n’ai pas fait tuer d’hommes traîtreusement. Je n’ai pas proféré de mensonge. Je n’ai pas forniqué, je n’ai pas eu commerce avec une femme mariée…

D’ultimes menteries. Un bruit lourd interrompit sa litanie. Le deuxième plateau venait de s’écraser sous le poids de son cœur et la plume blanche s’était envolée.

Tous les juges le fixèrent, ébahis. Jamais la plume n’avait quitté son emplacement. Le mal dans le cœur de ce pharaon était donc à ce point immense ? Elle avait été éjectée du plateau. Comment était-ce possible ? Comment avait-il pu, en une vie si courte, enchaîner tant de piètres actions et ressentir tant de détestables sentiments ? Le roi d’Égypte, écrasé par le regard des juges, se retrouva à genoux, suppliant, dans un unique geste d’espoir. Même la Grande Dévoreuse[1] qui, habituellement, ingurgitait d’un seul élan tous les trépassés dont le cœur était plus lourd que la plume en resta pantoise.

Le pharaon ne releva pas la tête et n’osa pas non plus ouvrir les paupières. Pour la première fois de sa vie et de sa mort, il avait peur et se sentait faible. Tout ce qu’il avait ignoré au cours de son existence se révélait vrai. Il connaissait la sentence pour l’avoir observée sur les papyrus, mais la Grande Dévoreuse n’avait pas bougé. La plume avait volé. Que cela signifiait-il ? Quel sort lui était réservé pour avoir fait virevolter cette plume en l’air ? Les papyrus restaient muets à ce sujet.


[1] Déesse de la mythologie égyptienne qui, lors de la pesée du cœur, dévore les âmes des humains jugés indignes de continuer à vivre dans l’au-delà. Elle a une gueule de crocodile, un corps de lionne, et un arrière-train d’hippopotame.