Les roses de Misséline
Le regard éternellement triste, cette allure droite et déterminée, elle se rendait sur sa tombe pour y déposer de jolies roses fraîches du jour. Ces fleurs provenaient de son jardin. Elle les cultivait avec le plus grand soin et la plus grande délicatesse. Misséline passait des heures à les admirer, leur sourire, les bichonner, les arroser. Elle y consacrait la plupart de son temps, à croire qu’elle leur tenait la conversation et que celles-ci lui répondaient. Certains disaient qu’elle était folle, d’autres qu’elle était habitée, ou encore qu’elle devait boire à outrance… Mais ce qui se disait surtout au village, c’est qu’elle attendait la mort et que cette dernière se refusait à venir la chercher. Bien sûr, cet espoir insensé révoltait les villageois, qui voyaient leurs proches partir les uns après les autres rejoindre ce pays lointain où Misséline rêvait tant d’aller. Eux seraient bien encore restés quelque temps sur terre !
Même Arnold, petit papy toujours enjoué, avait usé de tous les subterfuges et ruses imaginables pour tenter de rendre la joie et un sens à la vie de Misséline. Il y avait mis un point d’honneur et avait fini par s’enticher de la jeune femme. Hélas, le malheureux n’avait guère eu le temps d’atteindre le cœur de Misséline avant de s’éteindre à son tour, quelques mois plus tôt.
La vieille dame, qui parcourait pourtant tous les jours les allées dans le cimetière pour se rendre dans l’avant-dernière au fond à gauche, n’avait même jamais jeté un regard sur la tombe de ce bon vieil Arnold, qui dormait profondément à quelques pas de là. Non pas qu’elle le dédaignât, mais, une fois entrée dans ce lieu de recueillement, elle n’avait qu’une seule obsession…
La porte du cimetière franchie, elle marchait à vive allure et sans hésitation. Elle empruntait quotidiennement le même parcours, qui s’allongeait au fil des ans. Comme des fourmis qui tracent le chemin entre leur habitation et leur nourriture, elle avait toujours opté pour le trajet le plus rapide. Cependant, elle n’empiétait jamais sur les parcelles réservées aux défunts pour lesquels elle nourrissait un profond respect. Elle marchait scrupuleusement dans les allées destinées aux visiteurs.
Qui donc était Misséline ? Elle était nimbée d’une aura de mystère. De loin, elle paraissait froide, distante, asociale. Mais lorsque l’on parvenait à croiser son regard, toute sa personne dégageait une douceur infinie. Elle semblait tout en contraste, mais dépourvue de cette étincelle de lumière qui anime les vivants. Le village avait bien connu cette petite fille, cette jeune femme qu’elle avait été auparavant. Une enfant malicieuse aux yeux enjoués, un brin réservée. Aujourd’hui, Misséline avait perdu sa timidité. Elle s’était simplement renfermée sur elle-même et n’éprouvait plus le besoin de s’exprimer, sauf en de rares moments d’apaisement ou par nécessité. Elle s’obligeait à recevoir régulièrement son filleul, qui venait souvent accompagné de ses enfants et de sa maman. Son plaisir était mitigé, mais elle était heureuse d’apercevoir tant de vie dans les yeux des petits et de recevoir les marques d’affection que son filleul lui portait depuis son plus jeune âge. À chacune de leurs visites, elle ne manquait jamais de leur préparer un succulent goûter.
Elle avait tant hurlé de douleur intérieurement à une époque, qu’elle était prématurément usée. Même ses amis l’avaient soutenue, mais ne l’avaient jamais comprise. Toute sa vie d’après n’aurait finalement été marquée que par l’incompréhension de son entourage. Ses mots n’avaient jamais été suffisants pour communiquer aux autres ce qu’elle pensait, ressentait, vivait. Quand elle y réfléchissait, les seuls moments de sa vie où elle avait réussi à convaincre, c’était à l’école, quand ses copines l’écoutaient religieusement et s’adonnaient sans ronchonner à toutes ses propositions de jeux pendant la récréation ou encore à l’époque où elle était institutrice et que les élèves buvaient ses paroles. Il est plus facile d’emporter la conviction quand il n’y a pas de sentiments en jeu et que la relation n’est que factuelle. Elle avait heureusement eu des parents très à l’écoute, qui lui avaient permis de grandir, de s’épanouir et de devenir une belle femme brillante. Misséline n’avait ni frère ni sœur. Tout l’amour de ses parents s’était donc concentré sur elle. Sa famille avait été à l’image de toutes celles du village.
Désormais, elle était devenue le point central de toutes les discussions : autour d’une bière, au cours d’une partie de cartes ou les dimanches à la sortie de la messe. Misséline inquiétait. Elle posait question. Elle attisait la curiosité et, à la fois, était à la source d’un malaise général. Cette femme était un mystère ! Le curé du village avait tenté à diverses reprises de discuter avec elle, dans le cimetière, mais elle répondait invariablement que la vie était bien amère sans lui. Et les seules fois où le prêtre s’était aventuré à sonner à sa porte, elle lui expliquait gentiment qu’il était inenvisageable pour elle de mener une vie normale. Lui n’avait pas eu cette chance, pourquoi aurait-elle eu ce droit ? Monsieur le curé partait ainsi en longs monologues, espérant laisser une trace dans l’esprit de Misséline, lui permettant enfin de s’évader de ce deuil dans lequel elle s’était réfugiée depuis si longtemps, une éternité… Quarante-sept ans, en fait. C’était le nombre d’années qui séparaient la date qui figurait sur la pierre tombale de celle d’aujourd’hui. Misséline n’osait même plus compter les jours.
Au début, elle avait imaginé que le chagrin l’emporterait rapidement et, en attendant sa fin, elle comptait les jours. Mais voyant que la Mort se détournait d’elle, de guerre lasse, elle avait abandonné ce rituel. Elle refusait de regarder un calendrier, un journal ou de deviner l’âge des gens par peur de regarder en face ce temps qui s’obstinait à ne pas avancer, par peur de réaliser que cela faisait si longtemps que la douleur l’avait envahie sans jamais la quitter. Cela faisait quarante-sept ans que cette ombre lui collait à la peau. Cela faisait quarante-sept ans qu’elle était malheureuse. Cela faisait quarante-sept ans qu’elle refusait de quitter ce mal-être qu’elle cultivait littéralement. Mais au fond d’elle, Misséline restait Misséline.
Elle était tout en contraste. D’un côté, elle espérait montrer aux gens de son village qu’elle leur était reconnaissante et, d’un autre, son attitude criait au monde entier qu’elle lui en voulait de l’injustice qui l’avait frappée. Comment accepter qu’il ne soit plus là ? Comment tolérer la douleur provoquée par cette incompréhension ? Ne pas pouvoir s’expliquer, ne pas pouvoir comprendre, ne pas pouvoir convaincre, ne pas pouvoir être comprise… tout cela devenait de plus en plus dur à porter et à supporter. Mais un jour elle pourrait, c’est sûr, elle pourrait. Oui, c’était certain… Dieu fasse que ce jour arrive vite.