Une soirée pas comme les autres
Ce soir, quand je suis rentrée de ma journée de travail, j’ai couru dans la cuisine. J’ai sorti au hasard un plat Picard du congélateur et je l’ai mis au four à micro-ondes. Dix-huit minutes, et les lasagnes seraient prêtes… Juste le temps pour moi de retirer mon manteau, de courir enfiler mon pyjama pilou-pilou gris tout usé, de déposer un verre rempli d’eau sur la table ainsi qu’une cuillère à soupe. Il était déjà sept heures et quart, le moment de zapper entre les différentes chaînes avant les informations. Il paraît que notre président va prendre la parole. J’eus encore juste le temps d’allumer la télévision et la minuterie du micro-ondes m’appelait. J’étais trop fière, timing respecté !
J’ai posé mon plat bouillant sur la table en bois déjà très marquée à cet emplacement. Je ne l’ai jamais protégée. À vrai dire, je ne suis pas très soigneuse. Je crois que j’ai cessé toute forme d’attention et d’esthétique il y a trois ans, que ce soit envers les objets, les meubles… ou même envers moi. Surtout envers moi, d’ailleurs ! Mais bon, je préfère ne pas y penser et j’occupe mes journées avec le boulot, la lecture ou la télévision. Je m’évade autant que possible pour échapper à ma vie.
Après avoir englouti tout le plat en zappant, je nourris ma chienne et m’allonge de tout mon long sur le canapé pour écouter les nouvelles de vingt heures. Ce n’est pas Jean- Pierre Pernaut qui apparaît sur l’écran, mais le discours de notre président est clair : « Nous sommes en guerre ».
Je me redresse tout à coup, me tenant maintenant à genoux sur le canapé pour écouter attentivement. Nous voilà confinés à partir de demain ! Nous sommes lundi seize mars deux mille vingt, j’ai vingt-six ans et je n’ai jamais vécu ça.
Le discours terminé, cette phrase continue de résonner dans ma tête. Un confinement… Ce mot presque inconnu est maintenant relayé par toutes les chaînes de télévision, en France et par le monde. C’était prévisible et à la fois telle- ment peu imaginable… Je ne sais que penser. Qu’est-ce que cela va changer pour moi ? Cela paraît tellement surréaliste. Dire que la soirée avait pourtant commencé comme toutes les précédentes…
En fait, ma vie ne va pas être bouleversée. Je continuerai à aller travailler à la SPA. Les animaux doivent être nourris, et nous ne sommes que deux pour nettoyer, entretenir et ac- cueillir les animaux. Heureusement, car je dois dire que ma vie sociale se résume à ça. Le reste du temps, je reste à l’ap- partement, partageant mon temps entre moments de dé- prime, de folie, de détente ou de créativité. Ah si, une fois par semaine, je me rends chez Picard faire le plein de plats préparés. Je n’y passe jamais trop de temps.
Je vais donc me retrouver seule, ce qui ne changera pas mes habitudes. Grand soleil demain, annonce la météo. Quelle ironie ! Je ramène ma barquette et ma cuillère dans la cuisine, les jetant respectivement dans la poubelle et dans l’évier vide. Le dimanche est le jour où je sors les poubelles, nettoie la vaisselle et fais le ménage. Le reste de la semaine, tout s’accumule. Comme personne ne vient jamais me rendre visite, j’avoue que je ne suis guère motivée pour faire le ménage tous les jours. Je ne sais pas si on s’habitue à ça, mais je sais que c’est le lot de ma vie, je dois faire avec. Je ne trouverai jamais un homme qui m’acceptera telle que je suis.
Pourtant, il fut une époque où j’aurais pu choisir mon mari et même mes amants ! Je crois qu’aucun mâle ne me résistait. Avec mes yeux vert amande et mon épaisse chevelure brune, je faisais des ravages. Je la remontais souvent en chignon négligé, dévoilant ainsi ma nuque tant convoitée. Je me rappelle cette époque… Ce n’est pas si loin… Et je me surprends parfois à me remémorer cette période tout en re- gardant, après la météo, un replay d’un de ces films que per- sonne n’avoue aimer. Ce genre d’histoire à l’eau de rose que les femmes regardent en cachette de leur mari pour éviter les moqueries. Ben, franchement, j’aime ça ! J’ai l’impression, durant une heure trente, de pouvoir être de nouveau ce joli brin de fille… que j’étais…